. Source Universalis 4 DJIBOUTI
Historique
RÉPUBLIQUE DE DJIBOUTI
(Sources Universalis)

Au lendemain de l’indépendance, en 1977, le devenir de la nouvelle république de Djibouti paraissait, à tous les observateurs, fort incertain. Les contraintes d’un milieu naturel rigoureux, l’exiguïté et la pauvreté du territoire, les dissensions entre les deux grandes ethnies des Afars et des Issas, l’instabilité de l’ensemble de la Corne de l’Afrique soumise aux tensions internationales, les visées enfin de la Somalie et de l’Éthiopie, tout semblait menacer le jeune État.
L’évolution d’une décennie démentit les pronostics pessimistes. La république de Djibouti consolida son régime, renforça sa position dans la région, trouva un heureux équilibre international et traversa assez bien la crise économique.
Cependant, à partir de 1990, la situation se dégrade, en raison des bouleversements géopolitiques mondiaux et régionaux. Les lendemains paraissent à nouveau difficiles, sinon dangereux, pour l’avenir de la petite république.

1. Données physiques et humaines
2. La période coloniale
3. La république de Djibouti, 1977-1989
4. Un avenir devenu incertain

1. Données physiques et humaines
Située à l’entrée sud de la mer Rouge, au carrefour de l’Afrique et de l’Asie et au débouché des voies pénétrant en Éthiopie, la république de Djibouti associe une admirable position géostratégique et de dures contraintes géographiques et humaines locales.
Le climat désertique est rude, chaud et sec, avec une moyenne de 125 millimètres de pluie tombant de façon très irrégulière. La sécheresse de 1980, qui a décimé les troupeaux et requis une importante assistance internationale, a été suivie, en 1981, de pluies torrentielles et d’inondations qui ont provoqué d’importants dégâts. Le pays a un relief tourmenté, avec la chaîne montagneuse occidentale culminant à 1 783 mètres, la dépression du lac Assal, le haut plateau de Weima et la vallée de Arta-Dikhil.
Les terres arables disponibles sont très faibles (0,25 p. 100 d’un territoire de 23 200 km2) et l’économie traditionnelle est fondée sur le nomadisme pastoral.
La population se divise entre deux ethnies aux rapports difficiles, les Issas-Somalis (environ 50 p. 100) et les Afars (37 p. 100). Ces ethnies pratiquent la même économie, parlent des langues de même groupe couchitique et professent la même religion musulmane.
La population nationale peut être évaluée à 400 000 habitants avec une démographie caractérisée par un taux de natalité très élevé, quoique en légère diminution (45 p. 100 en 1991), une mortalité assez faible (18 p. 1 000) et un accroissement moyen annuel de 2,7 p. 100.
À cette population s’ajoute depuis 1978 un nombre croissant de réfugiés, victimes de la guerre de l’Ogaden, des vagues de sécheresse, des répressions politiques dans les pays voisins. Ils sont estimés à 40 000 ou 50 000.
Malgré l’imprécision des recensements faits pour l’U.N.E.S.C.O. en 1982 et l’O.N.U. en 1987 et les écarts des estimations (tabl. 1 et 2), les grandes tendances du peuplement se dégagent : accroissement soutenu, très forte concentration urbaine (80 p. 100 des habitants, dont 75 p. 100 dans la capitale Djibouti), très grande jeunesse (de 50 à 55 p. 100 de moins de quinze ans).

2. La période coloniale
L’intérêt français pour la mer Rouge se réveille dans les années 1840-1860, au moment où elle paraît devoir devenir la grande route de l’Europe vers l’océan Indien et l’Extrême-Orient et que s’ouvrent les marchés du Haut Nil et d’Abyssinie.
En possession, dès 1862, du territoire d’Obock, acheté au sultan de Tadjourah, la France ne l’occupe qu’en 1884, au moment des occupations italienne de Massaouah et anglaise de Zeyla qui préludent à la formation de l’Érythrée italienne et de la Somalie anglaise. Entre ces deux territoires, la mer Rouge et l’Abyssinie, les Français, ayant transféré le centre administratif de leur possession à Djibouti, constituent, le 22 juillet 1898, la colonie de la Côte française des Somalis.
Djibouti n’avait de valeur que comme débouché de l’Éthiopie et comme port d’escale sur la route de l’Indochine.
La première fonction fut remplie avec la construction du chemin de fer reliant Addis-Abeba aux rives de la mer Rouge. Prévue dès 1894, la construction, commencée en 1897, ralentie par de nombreuses difficultés politiques et matérielles, s’accéléra après la signature d’une nouvelle convention avec l’Éthiopie en 1908 et le vote par le Parlement français de la garantie de l’État en avril 1909, pour s’achever en 1917.
La voie ferrée, longue de 784 kilomètres, contribua à l’essor du port. Escale des Messageries maritimes, il fut régulièrement amélioré (construction des premiers réservoirs à mazout en 1938). L’occupation de l’intérieur du pays ne donna lieu qu’à quelques combats.
L’épreuve vint des conditions internationales. L’Italie revendiqua le territoire, obtint par l’accord de 1935 une participation au chemin de fer. La guerre d’Éthiopie, les sanctions économiques en novembre 1935, la prise d’Addis-Abeba par les troupes italiennes en mai 1936 et la constitution de l’Afrique orientale italienne ralentirent les activités commerciales. Le refus de reconnaître la France libre fit peser un sévère blocus sur la colonie jusqu’à son ralliement en décembre 1942.
Le territoire sortait exsangue en 1945 d’une décennie de difficultés. La reprise allait être rapide. L’après-guerre apporte des transformations administratives importantes, un nouvel élan économique, une foudroyante reprise de la démographie.
La Côte française des Somalis devient, en 1946, territoire d’outre-mer. Les habitants accèdent au statut de citoyen français, élisent une assemblée territoriale et envoient un représentant à chacune des assemblées métropolitaines. Dix ans plus tard, la loi-cadre de 1956 fait franchir une nouvelle étape en créant, auprès du gouvernement général, un conseil de gouvernement de huit ministres.
L’évolution économique est marquée par la restitution à la France du contrôle du chemin de fer, par la transformation en port franc de Djibouti et, corrélativement, le rattachement au dollar du nouveau franc de Djibouti (1949).
Le chemin de fer ne retrouve que lentement son rôle d’avant 1936 (tabl. 3). Aux difficultés de renouvellement d’un matériel usé s’ajoute la concurrence des autres exutoires ouverts par l’Abyssinie avec ses ports de Massaouah et Assab en Érythrée. En 1948, le chemin de fer de Djibouti assurait encore 82 p. 100 des importations d’Abyssinie, en 1958 il n’en contrôle plus que 60 p. 100.
Aussi bien est-ce en faveur du port que se concentrent les efforts. Il est considérablement amélioré entre 1950 et 1960 : approfondissement, allongement des quais, extension des installations, agrandissement des dépôts de charbon et des stocks de mazout. Son activité profite du mouvement entraîné par la guerre d’Indochine.
La poussée démographique, l’urbanisation rapide entraînent des difficultés sociales qu’accroissent les rivalités ethniques et qu’utilise le mouvement « pansomalien ». Manifestations de chômeurs en mai 1956, mouvements de revendications et grève générale en août 1956, agitation politique marquent le début des temps troublés.
La tension éclate à propos du référendum constitutionnel de septembre 1958. Le leader issa Mahmoud Harbi, considéré comme l’« enfant chéri » de l’administration française, se prononce pour le « non » et pour l’indépendance ; son rival Hassan Gouled appelle à voter « oui ». Celui-ci l’emporte (75 p. 100 des voix). Le résultat entraîne l’élection de Hassan Gouled à la vice-présidence du conseil mais ouvre une nouvelle période de luttes entre Issas et Afars (ceux-ci désormais soutenus par la France), entre indépendantistes, partisans de l’autonomie interne et tenants de l’idée d’une Grande Somalie, avec des clivages mouvants sur fond de conflits tribaux.
Les présidents de conseil se succèdent tout en respectant le dosage ethnique du gouvernement : 3 Afars, 4 Somalis, 1 Européen.
Avec les indépendances africaines des années 1960, le mouvement nationaliste prend de l’importance. La République somalie accuse la politique française devant le comité de décolonisation de l’O.N.U. En 1964 et auprès de l’O.U.A. en 1965. L’Éthiopie fait connaître « ses droits éventuels ».
L’agitation politique sporadique culmine à l’occasion de l’escale du général de Gaulle en août 1966.
Un nouveau statut du territoire est préparé à Paris et adopté en décembre 1966 par le Parlement. Les électeurs devront se prononcer par référendum le 17 mars 1967 pour le statut d’autonomie ou en faveur de l’indépendance. Les résultats donnent 22 555 voix pour le maintien dans l’ensemble français, 14 666 contre.
Vers l’indépendance, 1967-1977
Après le référendum, les Afars s’emparent des principaux postes. Le territoire change en juillet 1967 son appellation de Côte française des Somalis en Territoire français des Afars et des Issas.
Un calme précaire règne, coupé de brusques tensions tribales ou sociales, d’attentats politiques. Les 15 et 16 janvier 1973, la visite du président Georges Pompidou peut, pourtant, se dérouler sans incident et lui permettre de réaffirmer la volonté de la France de se maintenir à Djibouti, ce que redit en mai 1975 le Premier ministre Jacques Chirac au Palais-Bourbon. En fait, la position française se modifiait à ce moment même. Le revirement avait été influencé par l’agitation endémique à Djibouti et par le mécontentement général provoqué par les abus du président Aref. Mais les circonstances extérieures avaient été déterminantes. Le maintien de la colonisation française à Djibouti faisait perdre le bénéfice de la politique de décolonisation. La disparition de l’empereur Hailé Sélassié en Éthiopie, les difficultés de la révolution à Addis-Abeba modifiaient le rapport des forces dans la région. La valeur même du territoire pour les intérêts français se trouvait remise en question. L’opinion du contre-amiral Schweitzer, selon laquelle « le slogan politique qui fait de Djibouti le verrou de la mer Rouge ne résiste pas à l’analyse : Djibouti n’a pas de valeur navale », était de plus en plus partagée. L’intérêt économique du port paraissait diminué, la réouverture du canal de Suez n’ayant pas provoqué les effets attendus. Une fois prise la décision du grand virage, le gouvernement français va s’efforcer, de la fin de 1975 au printemps de 1976, de concilier les thèses des leaders et des partis antagonistes.
Au nouveau parti d’Ali Aref, l’Union nationale pour l’indépendance (U.N.I.), s’oppose la Ligue populaire africaine pour l’indépendance (L.P.A.I.), dont le président est un Issa (Hassan Gouled Aptidon), mais dont le secrétaire général, Ahmed Dini Amed, est un Afar.
L’opposition s’accroît entre modérés et intransigeants, entre Afars et Issas, mais aussi entre pro-Abyssins (les ennemis d’Ali Aref l’accusent de s’appuyer sur l’Éthiopie) et pro-Somaliens (la bienveillance de Mogadiscio étant acquise à la L.P.A.I.). Derrière ce grand jeu des ambitions et des options politiques se crée une série de clivages nés de rivalités personnelles, d’intérêts matériels et d’influences religieuses (opposition des confréries Qadiriyya ou Salihiyya).
Abandonné par Paris, devenu minoritaire à l’Assemblée territoriale, Ali Aref démissionne le 17 juillet 1976. Son remplacement par Abdallah Mohamed Kamil amorce le mouvement de décolonisation. Il faudra moins d’un an pour qu’il aboutisse.
Une table ronde, ouverte à Paris le 28 février 1977, se conclut le 19 mars 1977 par un accord fixant les différentes étapes de l’accession à l’indépendance (référendum, élections) et esquissant la nature des futurs liens entre la France et le nouvel État.
Le référendum du 8 mai 1977, entaché de manœuvres et de pressions inverses de celles qui avaient été utilisées naguère, donna, pour un total de 105 962 inscrits, 81 847 votants (77,2 p. 100) dont 80 864 (98,8 p. 100) s’exprimèrent en faveur de l’indépendance et 199 contre. Il y eut 784 bulletins nuls. Pour les élections à la nouvelle Chambre des députés, le 8 mai également, le front populaire, sous le nom de Rassemblement populaire pour l’indépendance, présenta une liste unique de 33 Issas, 30 Afars et 2 Arabes. En l’absence de candidat d’opposition, la liste remporta tous les sièges avec 92 p. 100 des suffrages.
La nouvelle Chambre, réunie le 13 mai, élut à sa présidence Ahmed Dini (L.P.A.I.) et, le 16 mai, pour Premier ministre Hassan Gouled. Le 18 mai, le gouvernement français approuvait le texte de loi confirmant la date du 27 juin 1977 comme celle de l’indépendance du nouvel État, qui devait prendre le nom de république de Djibouti.

3. La république de Djibouti, 1977-1989
La vie politique reste dominée par l’affrontement entre les deux ethnies. L’équilibre recherché dans le partage des pouvoirs – le président de la République Hassan Gouled Aptidon étant un Issa et le chef du gouvernement, Ahmed Dini, choisi le 15 juillet 1977, un Afar – était précaire et ne résista pas à l’épreuve du pouvoir.
Divers incidents marquent, à la fin de 1977, l’affrontement des communautés et la démission du chef du gouvernement et de quatre autres ministres afars. Le nouveau gouvernement (5 févr. 1978) compte 7 Afars, 7 Issas, 1 Arabe, 1 Somali. Derrière ce dosage s’affirme la personnalité de plus en plus autoritaire du président Gouled et par lui l’influence dominante du groupe issa.
Les nombreuses arrestations, en juin à Djibouti, en août 1978 à Tadjoura, aggravent la tension. Le chef de l’opposition afar Ahmed Dini, qui vit alors en France, dénonce le « pouvoir de domination ethnique » mis en place par le président Gouled. Cependant, la défaite somalienne en Ogaden, en 1978, permet de calmer le jeu des luttes tribales. Le remplacement de toutes les formations politiques par le Rassemblement populaire pour le progrès devait être à la fois le symbole et l’instrument de ce rapprochement ethnique.
Le président Gouled profita de l’apaisement pour obtenir une confirmation de son mandat. La première consultation depuis l’indépendance eut lieu le 12 juin 1981. Gouled fut réélu pour six ans avec plus de 84 p. 100 des voix.
La « présidentialisation » du régime ne fait que s’accroître avec l’instauration du parti unique et la loi organique du 10 février 1981, qui « introduisait une rationalité nouvelle dans l’appareil normatif djiboutien ». Elle légitimait le pouvoir incarné par Hassan Gouled en lui donnant la sanction constitutionnelle.
Au nom de l’unité nationale, le droit d’expression fut limité. L’autoritarisme du régime s’accentua. La répression se fit plus sévère contre les figures marquantes de l’opposition.
À la mi-octobre 1981, le Parlement vota trois lois fondamentales : un « code de nationalité », destiné à protéger les citoyens contre la masse des migrants et des réfugiés ; une loi de « mobilisation nationale » institutionnalisant le parti unique du Rassemblement populaire pour le progrès ; enfin une loi donnant à celui-ci le pouvoir de désigner tous les candidats aux élections législatives.
L’opposition, d’origines diverses, ne pouvant s’exprimer au grand jour, emprunte le moyen des complots et des attentats. Celui de janvier 1986 s’attaqua au local du Rassemblement populaire pour le progrès, symbole de la politique intérieure d’autorité ; celui du 18 mars 1987, qui fit 11 morts, visait autant les intérêts français que le régime de « collaboration ».
La réélection « triomphale », le 24 avril 1987, comme président de Hassan Gouled avec 90,30 p. 100 des suffrages exprimés fut sans surprise comme le scrutin destiné à renouveler l’Assemblée nationale, fermée à toute opposition. Ainsi se trouve perpétué un système d’immobilisme politique, garanti par la présence militaire française.
Les problèmes économiques et sociaux
L’accroissement de la population demeure très fort. Elle double en vingt-cinq ans. Faute de ressources, les inactifs s’accumulent dans la ville de Djibouti et ses immenses faubourgs. Le chômage affecte la plus grande partie de la population (seulement 40 000 salariés pour près de 200 000 adultes), surtout parmi les Afars. La majeure partie des effectifs de l’armée (3 000 hommes) est somalie. Le nombre des dockers afars est progressivement réduit.
Le sous-emploi est aggravé par l’arrivée de nombreux réfugiés ayant fui d’abord la zone de combats de l’Ogaden et de l’Érythrée, puis la famine d’Éthiopie. Les 40 000 à 50 000 réfugiés représentent plus de 10 p. 100 de la population et une lourde charge pour la nouvelle République, dont les revenus sont limités.
Derrière certains décors inchangés, derrière les images immuables de vie traditionnelle se devine le choc de la modernité. Les besoins et les aspirations de la population se bornent de moins en moins à la survie quotidienne.
Face à cet accroissement d’habitants et de demandes, le pays apparaît fort démuni. Il est incapable de produire de quoi nourrir sa population, 90 p. 100 de son sol étant désertique et 9 p. 100 fournissant de maigres pâturages, dont l’existence dépend d’une pluviométrie très irrégulière. Le cheptel d’un élevage semi-nomade augmente très lentement (tabl. 4). L’amélioration des ressources en eau, clé du développement rural, se poursuit difficilement. En revanche, la pêche a connu un développement remarquable, passant de 200 tonnes en 1973 à plus de 2 000 en 1979 et 3 000 en 1985.
L’industrie est pratiquement inexistante, faute de main-d’œuvre qualifiée, de ressources minérales, d’énergie. On mise à long terme sur la géothermie, mais les procédés sont coûteux.
Huitième port du monde en 1966, frappé par la fermeture du canal de Suez, Djibouti n’a pas retrouvé son importance et a été distancé par Djeddah et, en partie, par Assab. En 1979, le nombre de navires entrés avait diminué de près de 50 p. 100 par rapport à 1974. Pour remédier à ce déclin, un plan d’aménagement, estimé à 4,5 milliards de francs français, a été arrêté en 1980 et a fait l’objet d’une convention de financement entre la France et Djibouti le 7 avril 1981. Djibouti a été transformé en port autonome ; de son aptitude à devenir un port international dépend une grande part de l’avenir du pays (tabl. 5). Cela implique une remise en activité du chemin de fer fermé à la suite des événements de 1977-1978. Un accord est intervenu en octobre 1981 avec l’Éthiopie. Le chemin de fer est reconnu comme un établissement public partagé à égalité entre les deux pays, avec des clauses favorables pour Djibouti. Celui-ci a complété cette politique en développant son aéroport international. Le trafic a presque doublé entre 1977 et 1981 et à nouveau entre 1982 et 1987.
Quel que soit l’avenir de ses ressources propres et les quelques espoirs industriels, les transports et les facilités bancaires resteront les atouts maîtres de Djibouti. Les dirigeants espèrent en faire un « Hong Kong au petit pied ». Djibouti, qui n’a rien à vendre que des services, cherche à relancer l’idée de place financière : grâce à sa monnaie convertible, à sa position carrefour, aux communications aisées, à ses minorités de commerçants avisés.
L’importance de ces services ne permet que partiellement de combler le déficit d’une balance commerciale extrêmement déséquilibrée, le taux de couverture des importations par les exportations n’ayant été, dans la décennie 1975-1990, que de 11 à 19 p. 100 (tabl. 6).
La République ne vit que grâce aux aides extérieures. La France en est la principale source (tabl. 7).
L’ensemble des dépenses publiques françaises faites au seul titre de la coopération civile et militaire et des forces stationnées à Djibouti (de 3 800 à 4 000 hommes) représente près de la moitié du produit intérieur brut. La communauté française assure, de son côté, 41 p. 100 des recettes budgétaires. Viennent ensuite les pays arabes. L’Arabie Saoudite, le Koweït et le Qatar. La Communauté européenne, en liaison avec la convention de Lomé, a fourni, en six ans, plus de 4 milliards de francs. Diverses aides s’ajoutent à ces trois grands flux : république fédérale d’Allemagne, Haut Commissariat aux réfugiés, F.A.O. (pour la lutte contre les criquets), Caritas Germanica ou Secours catholique français (pour l’aide alimentaire).
La relative prospérité reste précaire pour des raisons conjoncturelles et structurelles.
Le plan de redressement adopté à la fin de 1986 comprend une série de mesures fiscales, la révision du programme d’investissements, le blocage des salaires et des promotions dans les administrations centrales et les 27 entreprises parapubliques... L’attrait que le pays conserve pour les populations voisines ne permet pas d’endiguer le flot des réfugiés.
Le poids du chômage, les ravages de la prostitution, les impatiences d’une jeunesse nombreuse et frustrée ne sont qu’apparemment contrebalancés par l’euphorie tranquillisante du qat dont, malgré tous les efforts, la consommation ne cesse d’augmenter. Elle accentue les difficultés par ses effets dommageables pour la santé, pour l’économie et les finances et demeure un des problèmes essentiels de la société djiboutienne.
La politique extérieure
Trois grandes options ont dominé la politique étrangère : la volonté d’une entente étroite avec la France, la recherche d’appuis auprès des pays arabes, un équilibre délicat avec ses rivaux voisins somalien et éthiopien.
Deux autres traits définissaient l’attitude du gouvernement de Djibouti : le neutralisme et le non-engagement envers les deux Grands, d’une part, l’appartenance au monde arabe, d’autre part. Djibouti, face aux rivalités de ses voisins et aux convoitises diverses, s’est empressé en effet de s’intégrer au monde arabe, espérant que le soutien politique et matériel des États modérés lui permettrait d’affirmer son indépendance. Le pays a été admis dans la Ligue arabe et a adopté la ligne politique définie par cet organisme. Conformément à la charte de la Ligue arabe, il a décidé de faire « dans les plus brefs délais » de l’arabe la langue officielle, le français devenant la seconde langue du pays.
Le souci de ne pas remettre en cause le nouvel équilibre, si précaire, de la Corne de l’Afrique, était le principal atout de survie du nouvel État. Quelles que soient ses tribulations politiques et économiques, la jeune République passait aux yeux des riverains de la mer Rouge et des habitants de la Corne de l’Afrique pour une terre de relative aisance et surtout de paix. Cette image est en train de changer.

4. Un avenir devenu incertain
Le « demain des orages » prévu depuis des années par certains politologues sensibles au caractère paradoxal de ce « havre de tranquillité » serait-il sur le point d’arriver ?
Le territoire peut-il échapper aux profondes forces contradictoires qui s’affrontent dans une région pauvre, surarmée, soumise aux tensions ethniques et nationalistes ainsi qu’aux appétits et ambitions personnels ?
L’alarme fut donnée par l’attentat du 27 septembre 1990, à Djibouti, suivi de la tentative de coup d’État du 7 janvier 1991, illustrant le blocage de la vie politique. La république est menacée autant par l’immobilisme que la déstabilisation, les deux se justifiant mutuellement.
Le régime autoritaire de Hassan Gouled Aptidon, renforcé en novembre 1990 par la concentration du pouvoir autour de la présidence, s’enferme dans la logique, dépassée, du monopartisme (le Rassemblement pour le peuple), s’appuie sans contrepoids sur un groupe issa, oppose, dans un cycle bien connu, la seule résistance à l’agitation qu’il nourrit. Tous les défauts inhérents à ce type de régime tournent à la caricature : dévotion au président, Parlement aux ordres, népotisme et concussion.
Face à cette usure du pouvoir, les forces de déstabilisation profitent du désengagement régional de l’U.R.S.S. et des États-Unis, de l’effondrement du régime éthiopien, des réticences croissantes de Paris à cautionner certaines mesures du gouvernement.
La guerre civile est déjà présente. Le Front pour le rassemblement de l’unité et la démocratie (F.R.U.D.) polarise les mécontents de l’ethnie afar, de plus en plus marginalisée. Il a profité de la décomposition des forces éthiopiennes au printemps de 1991 pour s’armer largement et se renforcer d’une partie de leurs déserteurs. Il a créé un front militaire au nord-ouest, autour des villes d’Obock et de Tadjourah, directement menacées. Le président Gouled a fait appel, le 20 novembre 1991, à l’armée française, réticente à dépasser la simple protection des frontières à laquelle l’engagent les accords de défense de 1977. Au début de 1992, les opérations militaires ont gagné le Sud-Est. Elles ouvrent la succession d’un président âgé de soixante-quinze ans, dont le mandat, non renouvelable, devrait s’achever en 1993. Le leader du F.R.U.D., Mohammed Ayota, fait de son retrait un préalabe à toute négociation.
Après s’être engagé dans le soutien du pouvoir en place par l’envoi de troupes dans les zones frontalières des régions menacées, le gouvernement français, conscient du mécontentement croissant qui gagne même une partie des Issas, s’efforce à la médiation. Le report de la réforme constitutionnelle, dénoncé par l’opposition armée comme par l’opposition modérée, l’ajournement corrélatif des élections (prévues pour la fin d’avril 1992), annoncé par le président Hassan Gouled le 19 février « tant que l’intégrité de Djibouti n’est pas restaurée », confortent Paris dans sa politique de réserve. Tablant sur la crainte de l’extension de la guérilla et sur le constat par les populations des effets catastrophiques de l’anarchie dans les régions voisines, le gouvernement français s’efforce de concilier les impatiences des révoltés et l’obstruction du pouvoir à toute ouverture. Il pense à la solution du « troisième homme », si souvent recherchée ailleurs, et si souvent vainement. Elle passe par l’effacement de Gouled, la trêve des « maquisards », la reconnaissance d’un nouveau leader, Mohammed Djamar Elabé, ancien ministre de la Santé, qui a démissionné le 14 janvier 1992 et qui est considéré comme pouvant regrouper l’essentiel de l’opposition modérée.
Mais le gouvernement refuse toujours le dialogue avec le F.R.U.D. et le cessez-le-feu, annoncé à plusieurs reprises, ne paraît pas proche. S’il était obtenu, des élections pluripartites, sous contrôle international, poseraient l’inextricable problème préalable du recensement des citoyens-électeurs, de nombreux réfugiés ayant reçu du gouvernement des cartes d’identité djiboutiennes afin de renforcer artificiellement le parti issa.
L’incertitude politique se nourrit des difficultés économiques et sociales, qu’elle aggrave. La guerre du Golfe a provoqué une prospérité soudaine. Le port connut une activité exceptionnelle, son trafic passant de 900 000 tonnes en 1989 à 1,4 million en 1990, approchant les 2 millions de tonnes en 1991. Le trafic de l’aéroport, étant en outre le centre de transit des opérations humanitaires dans le Somaliland et dans l’Éthiopie orientale, se développait dans les mêmes proportions. Les troupes françaises, dont le nombre moyen oscille autour de 3 900 hommes (accords de janvier 1977), atteignirent le chiffre record de 5 500 hommes.
Mais l’embellie était conjoncturelle. Depuis la fin des hostilités, le marché s’est effondré, le chômage a brusquement augmenté. La crise économique, qui a débuté au cours du second semestre de 1991, fait réapparaître toutes les faiblesses structurelles de l’économie de Djibouti. L’accroissement de la population en aggrave régulièrement les données : aux dizaines de milliers de réfugiés s’ajoutent chaque année, en raison de l’excédent des naissances, de 12 000 à 15 000 personnes. L’indice de fécondité ne faiblit pas. Il demeure un des plus élevés du monde, avec un taux constant de 6,6. La scolarisation stagne, ne touchant pas le tiers des enfants. Le développement d’un sous-prolétariat de déracinés sans formation et sans avenir fait de la ville de Djibouti, qui concentre désormais plus des trois quarts de la population du pays, une cité de plus en plus ingérable, devant laquelle avortent tous les plans d’urbanisation au coût chaque année plus prohibitif.
À l’ancien optimisme relatif que justifiait le maintien de cette « oasis de calme » au milieu des convulsions de l’ensemble de la Corne orientale de l’Afrique tend à succéder l’appréhension de lendemains incertains. La présence des troupes françaises demeure la garantie d’une certaine stabilité et une quasi-unanimité de l’opinion et des partis en fait, sur place, désirer le maintien. Mais cette présence fait de plus en plus « un peu figure d’anachronisme ». La fluctuation des effectifs suivant la conjoncture et leur baisse prévue à 3 500 hommes soulignent la précarité de leur présence.
Le destin du pays se joue autant à Paris qu’à Djibouti. Les civils français représentent 90 p. 100 de la population européenne. La France contribue pour près de 60 p. 100 au produit national brut du territoire. Elle a installé, soutenu le régime actuel, dont le sort dépend de ses décisions. Celles-ci sont liées pour l’essentiel à des facteurs géostratégiques en pleine évolution.
Djibouti est entrée dans l’ère des incertitudes. Il est moins sûr que naguère qu’elle puisse échapper aux drames sanglants des recompositions qui bouleversent, pour longtemps, toute la région
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